François Bourque
Le Soleil
Échaudés par le saccage passé des paysages du fleuve, des citoyens se mobilisent contre un projet résidentiel aux portes de l’arrondissement historique de Beauport.
Le promoteur Bild propose 67 logements locatifs dans deux immeubles de quatre étages (14 mètres) sur le terrain de l’ancien garage Beauport Auto, boulevard des Chutes.
Un changement de zonage est requis, la limite actuelle étant de deux étages. La clientèle visée est celle de résidents de maisons unifamiliales qui souhaitent continuer à habiter le quartier.
Le conseiller du district et président de l’arrondissement Beauport, Stevens Melançon, voit le projet d’un bon œil. Une «densification intelligente» qui répond à un besoin de logements «moyenne gamme», dit-il.
«Je ne suis pas un enfant d’école», insiste-t-il. «Je ne me fais pas avoir souvent. C’est un bon projet» avec un «constructeur très sérieux qui a une approche exceptionnelle».
Des citoyens du voisinage voient cependant les choses autrement. L’histoire les a rendus méfiants. Ils craignent que le quatrième étage du projet Le Laurent ampute davantage leur vue sur le fleuve mise à mal par des projets immobiliers précédents.
Et par les arbres qu’ils ont laissé pousser sur leurs terrains, me permettrais-je d’ajouter.
Ils craignent aussi l’effet d’entraînement d’un zonage à 14 mètres sur l’ensemble du boulevard des Chutes.
Le conseil d’arrondissement devait statuer sur le changement de zonage mardi dernier, ce qui aurait enclenché le processus menant à un référendum.
L’ancien «prof de math» a fait ses calculs. Sentant la soupe chaude, il a préféré retirer le projet. «Ça va se régler en jouant sur les hauteurs», croit-il.
«On planche sur la possibilité d’atteindre la cible de 11 mètres» proposée par des citoyens, confie Léonie Lemay, associée chez Bild.
D’autres sur le boulevard des Chutes préféreraient le statu quo (deux étages) par crainte de la circulation et d’une perte d’ensoleillement.
Avec un étage en moins, les résidences de l’avenue Royale conserveraient les vues qui restent sur le fleuve (et la valeur immobilière qui y est associée).
«Le bon voisinage est important», plaide Mme Lemay, dont la jeune entreprise veut demeurer propriétaire du futur immeuble.
Le projet initial a déjà été revu à la baisse et les phases ultérieures sur des terrains voisins ont été abandonnées.
Un projet «vert» dans «le respect du cadre bâti», décrit Mme Lemay, qui croyait être arrivée à un bon compromis.
Erreur. «On voit bien que ça ne passe pas», dit-elle. «On a vu que les citoyens sont irrités par le projet. On avait sous-estimé l’amertume par rapport à d’autres projets».
On a en effet tendance à sous-estimer les conséquences durables des projets enfoncés dans la gorge des citoyens.
Bild pense aussi avoir sous-estimé l’intérêt des citoyens pour l’histoire. Il a redessiné le hall pour qu’il l’évoque l’ancien moulin à eau du terrain voisin.
Le conseiller Mélançon a essayé de convaincre des citoyens du bien-fondé du projet Le Laurent.
Un rôle qui a étonné (et déçu) ceux qui croyaient leur conseiller «à l’écoute des citoyens». «On le sent du côté des promoteurs», déplore Marie-Ève Côté.
M. Mélançon a constaté lui aussi que les citoyens «ont été échaudés».
On peut les comprendre.
Une dame de l’avenue Royale m’a fait parvenir des photos avant-après de sa cour arrière.
Sur la première, lors de l’achat, la vue sur le fleuve et la pointe de l’île était complètement dégagée, hormis une cheminée et une tour de béton de l’ancienne cimenterie Saint-Laurent.
Sur la seconde, un paysage refermé par les arbres et les condos des Façades de l’Île.
À la fin des années 2000, des citoyens s’étaient mobilisés pour essayer de sauver leur vue sur le fleuve menacée par de nouveaux projets.
Ils avaient obtenu que les bâtiments soient réduits d’un étage et orientés nord-sud pour en limiter l’impact. On leur a aussi promis des décrochés architecturaux aux étages supérieurs.
Cette promesse n’a pas été tenue. Ni celle sur l’uniformité des cinq immeubles à construire. La Ville avait oublié (volontairement ou pas) de les inclure dans les fiches techniques du zonage.
«On s’est fait avoir», jette André Bureau, qui habite l’avenue Royale. Une partie de sa vue sur le fleuve est depuis obstruée par les condos locatifs Les Belvédères sur le Fleuve.
M.Buteau, qui avait participé aux discussions, en a tiré une leçon : «On ne veut plus négocier avec la Ville».
Le propriétaire de la Maison Félix-Laberge (construite entre 1760 et 1830), en retrait de l’avenue Royale, se réjouit de la démolition de l’ancien garage en contrebas de son terrain. Il se méfie cependant de la suite.
Le promoteur l’a rencontré pour l’assurer qu’il ne perdrait rien de sa vue sur le fleuve depuis sa galerie. Il a perçu qu’on lui a menti. «Ça va faire un mur», redoute-t-il.
Un mur? Je ne sauvais dire, mais certainement une vue amputée. Le promoteur a fait des simulations visuelles sur cinq sites de l’avenue Royale. Une seule vue était touchée, dit-il.
Peut-être, mais les plus belles vues du secteur ne sont pas celles depuis la rue, mais celles depuis les résidences et balcons pour lesquels il n’y a pas eu de simulation.
Le promoteur dit l’avoir proposé, mais rapporte que les propriétaires concernés ont décliné. Auraient-ils accepté qu’ils n’auraient sans doute pas cru à des résultats qui auraient montré un faible impact visuel.
Les « voeux pieux » des pouvoirs publics
Il y a quelque chose de troublant à ce que les citoyens doivent mener seuls la bataille de la protection des vues patrimoniales de l’arrondissement historique de Beauport.
Comme si ces vues n’étaient qu’un caprice ou un plaisir privé.
Tous les documents publics de la Ville et des gouvernements disent pourtant l’importance des vues sur le fleuve depuis l’avenue Royale :
Plan directeur d’aménagement et de développement (PDAD) de la Ville; Schéma de la communauté métropolitaine; Plan de conservation de l’arrondissement historique; Charte du paysage; Chaire de tourisme UQAM sur les routes touristiques; Répertoire des lieux patrimoniaux du Canada, etc.
Le paysage de cette descente en paliers vers le fleuve était même une des caractéristiques décrite dans l’acte fondateur de l’arrondissement historique en 1965.
Tous ces documents réitèrent l’importance du paysage en général et de celui, particulier, de l’avenue Royale et de ses terrasses offrant des panoramas sur le fleuve et l’île d’Orléans.
«Des vœux pieux», commente le conseiller Mélançon à propos du PDAD de la Ville. J’ai sursauté. Son lapsus (ou aveu) résume bien l’attitude des pouvoirs publics.
«Aucun règlement de la Ville n’accorde de privilège de protection des percées visuelles», rappelle-t-il. «Ce n’est pas un droit. C’est plate, mais c’est ça.»
«On fait attention aux vues dans la mesure du possible, mais il faut aussi loger les gens de façon convenable, plaide M. Mélançon.
Bien sûr qu’il faut permettre aux citoyens de se loger décemment et en restant dans leur voisinage, si c’est ce qu’ils désirent.
Mais pourquoi inscrire partout l’importance du paysage si c’est pour céder ensuite à toutes les tentations fiscales?
L’insouciance historique pour les paysages du fleuve à Beauport est à l’image du traitement réservé à son arrondissement historique. Celui-ci court sur 6 km le long de l’avenue Royale, de la rivière Beauport au Manoir Montmorency.
Un site patrimonial «mal-aimé», décrit M.Robert Bergeron, qui habite depuis 45 ans l’avenue Royale où on recense environ 500 maisons classées ou d’intérêt.
M.Bergeron était à vider ses gouttières lorsque je l’ai interrompu. Nous avons conservé dans le vacarme et les vibrations des camions et gros Métrobus qui passent à sa porte.
«Une rue sacrificielle», dit-il, en montrant l’ancien chemin Royal, étroit et sinueux, transformé contre nature en une grande artère de circulation impossible à traverser à pied aux heures de pointe.
Mobilier urbain dépareillé, trottoirs raboutés et absents du côté sud; fils aériens disgracieux, bâti parfois incongru et négligé, etc.
L’arrondissement historique ne reçoit rien (ou trop peu) des attentions publiques auxquelles on pourrait s’attendre. À part des subventions aux rénovations, dont la facture est souvent gonflée par des entrepreneurs qui veulent en profiter.
Les pouvoirs publics exigent des citoyens qu’ils demandent (et payent) un permis pour repeindre leur maison de la même couleur ou changer la moindre poignée de porte.
Mais ils ferment les yeux sur des projets immobiliers qui défigurent le paysage ou obstruent à jamais les vues «patrimoniales». Triste constat.
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