Je pense beaucoup à lord Dufferin ces temps-ci. Bon, vous riez. Attendez, c’est plutôt à pleurer. Tous les jours, à Québec, je me rends à pied sur la colline parlementaire. Sur mon chemin, je dois longer le chantier de «L’Étoile». Un gros truc: près de 300 copropriétés, sur Grande-Allée. L’enveloppe extérieure du nouvel immeuble est presque complétée. Neuf étages de banalité compassée, gracieuseté d’un architecte, Pierre Martin. Belle idée que celle de promouvoir la densification urbaine. C’est ce qui rend possible le développement des rues commerçantes vivantes. Et ça relègue les bagnoles au rang de nuisance. Bravo. Mais L’Étoile a un côté noir: pour la construire, il a fallu démolir la superbe chapelle des Franciscaines, grande comme une église et qui datait de 1898.
Les promoteurs, Première classe et Ogesco, ont décidé de garder la partie avant, le monastère, qui donne sur Grande-Allée. Mais au lieu de l’intégrer à l’édifice qu’ils voulaient construire, ils l’ont totalement isolée. Le pauvre bout d’édifice a l’air d’un homme-tronc. Ogesco l’a dépouillé de ses trois clochetons argentés, qui gisent sur le sol à côté de cette portion d’immeuble négligée, aux fenêtres ouvertes aux quatre vents. Des sources proches de la Commission d’urbanisme disent que le véritable but des promoteurs, à terme, est de raser cette vieille chose, ce qui donnerait plus de lumière aux condominiums neufs. On connaît la chanson: «C’est vétuste, trop dégradé, il n’y a plus rien à faire avec ça.» À deux pas de «L’Étoile», un autre promoteur a acheté l’église Saint-Coeur-de-Marie — où Alfred Hitchkock et Robert Lepage ont tourné des scènes respectivement de I Confess et du Confessionnal — afin d’ériger une tour de condos de 25 étages . Il n’a pas encore obtenu les permis…
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Le lien avec lord Dufferin? Devenu gouverneur du Canada en 1872, il en était venu à appuyer ceux qui militaient contre la démolition des fortifications de Québec. La ville était alors dirigée par une bourgeoisie à l’esprit moderniste cherchant à «en finir avec les vieux murs», note le géographe Rémi Guertin dans La capitale sans ville (Trois-Pistoles, 2011). La position de Dufferin a convaincu les élites de changer leur fusil d’épaule. Si un grand Britannique disait que les remparts désuets pouvaient avoir de la valeur, il fallait le croire! Certes, les petites portes d’origine, dans les fortifications, furent démolies, puis élargies et reconstruites selon l’inspiration du «gothic revival», nouveau à Québec. Cela conduira à la création du «style château» — mélange d’un passé fantasmé et d’une inspiration nouvelle — devenu caractéristique à Québec (Château Frontenac, gare du Palais, etc.). Dans sa thèse, Rémi Guertin développe une théorie intéressante sur le geste de Dufferin. Il parle d’un «piège paysager» et critique une vision conçue pour le tourisme anglo-saxon. Peut-être.
Il demeure que le Québec qui enchante, qui inspire, qui attire, encore aujourd’hui, a pour racine un geste fort de conservation, celui de Dufferin. On peut en dire autant d’un autre, celui de lord Grey, qui eut l’intelligence, quelques décennies plus tard, d’aménager les plaines d’Abraham.
Contrairement à ces lords, le maire de Québec d’aujourd’hui, Régis Labeaume, ne s’émeut guère des démolitions récentes sur Grande-Allée. Lorsque je l’ai interrogé sur cette question en 2009, il m’a répondu qu’il fallait construire le «patrimoine de l’avenir». Belle pirouette. Je me demande toutefois si les millions en argent public dépensés actuellement pour le hockey et les festivals — on casse notre tirelire publique pour faire venir des vedettes rock aux fortunes déjà colossales — ne seraient pas mieux investis, au moins en partie, dans plusieurs gestes à la Dufferin: conserver, restaurer, extrapoler, enjoliver. Nos vieilles églises, par exemple, le mériteraient. Bon, vous riez encore! Pourtant, je suis très sérieux, comme un lord.