François Bourque
Le Soleil
Incapable de démontrer que le troisième lien aurait l’impact promis pour réduire la congestion sur les ponts, le gouvernement de la CAQ se rabat sur l’argument de l’économie régionale.
Le tunnel est «nécessaire» au développement de Québec, de Lévis et de l’Est-du-Québec pour les 100 prochaines années, tente de nous convaincre le premier ministre François Legault.
Le dévoilement de nouveaux détails au début de la semaine a relancé la mobilisation contre le projet.
Voici que même des maires de l’Est-du-Québec se demandent à quoi leur servirait ce troisième lien que le gouvernement veut leur mettre sur le dos.
Aucune ville ou pays au monde n’a jamais creusé à ce jour de tunnel aussi gros que les 19 mètres de diamètre envisagés ici.
Pas de tunnel comparable, nulle part. Ceux qui s’en approchent par leur diamètre sont tous plus courts que les 8,3 km du Québec-Lévis :
Un tronçon du tunnel de l’aéroport de Hong Kong (71 millions de passagers par année) a 17,6 mètres de diamètre et 650 mètres de long. Le tunnel de l’autoroute SR -99 à Seattle, agglomération de 4 millions d’habitants, a 17,5 mètres de diamètre et 3,2 km de long.
Outre la fierté peut-être de battre des records, on peut se demander pourquoi choisir un tunnel si gros.
«C’est immense» et cela mène «aux limites de la technologie», analyse le professeur Bruno Massicotte, de l’École Polytechnique de Montréal.
Il faudra construire un tunnelier sur mesure pour lequel peu d’entreprises pourraient soumissionner. Pas l’idéal quand on veut limiter les coûts.
Dans son étude du troisième lien en 2016, M. Massicotte avait préféré un lien à deux tubes qu’il jugeait moins risqué au plan technique et financier.
Saint-Pétersbourg (Russie) a renoncé en 2015 à un tunnel-record de 19 mètres sous la rivière Neva et le centre-ville historique (longueur de 3,5 km).
Un seul entrepreneur avait montré de l’intérêt. Le projet a été relancé en 2019, cette fois avec deux tubes plus petits (10,3 mètres).
M. Massicotte s’étonne que le ministère des Transports ait déjà annoncé son choix d’un tube unique avec circulation sur deux niveaux.
«C’est l’entrepreneur qui aura le dernier mot» sur le choix des technologies et des moyens pouvant répondre aux besoins et cibles financières de l’appel d’offres.
Si on s’y rend un jour, allais-je dire. Mais on sait que le gouvernement de la CAQ est buté sur ses promesses électorales.
Il s’est obstiné à déménager le Salon de jeux de Québec que personne ne demandait et pour des motifs que personne ne comprend encore. Cela nous a coûté 10 M$. Cette fois, l’obstination pourrait coûter 10 milliards $ et nous n’en sommes qu’aux estimés préliminaires.
Même l’état des finances publiques post-pandémie ne semble pas vouloir la freiner. Comme s’il suffisait de dire qu’on planifie sur 100 ans pour justifier ce qu’on n’arrive pas à faire autrement.
Y aura-t-il trop de voitures ou pas assez dans le tunnel Québec-Lévis? me demande un lecteur.
Il a noté la contradiction apparente dans l’argumentaire des opposants : pas assez de déplacements pour justifier un troisième lien, mais si on le construit, ses voies vont se remplir jusqu’à la congestion.
Dit comme cela, ça semble en effet paradoxal. Démêlons un peu les choses.
1. L’insuffisance de l’achalandage
L’insuffisance de l’achalandage est un argument de court terme. Il décrit la situation actuelle des déplacements entre Lévis et Québec.
On parle de 5000 véhicules à l’heure de pointe du matin en provenance de l’est de Lévis, de Bellechasse et autres localités de l’est (enquête Origine-Destination 2017). Ce sont les «clients naturels» d’un futur tunnel.
Les modélisations du ministère des Transports (MTQ) obtenues par Le Soleil donnent des résultats du même ordre : 10 900 véhicules dans le tunnel le matin (prévisions pour 2036), dont 6000 à 7000 en direction nord.
Au total, le MTQ parle de 50 000 à 55 000 véhicules par jour au total des deux directions.
Pourquoi j’insiste sur l’heure de pointe? Parce que c’est le seul moment (ou presque) où les ponts sont congestionnés et que surgit la tentation d’un nouveau lien. À part les jours de verglas où on voudrait une solution de rechange pour le pont Laporte.
Les projections suggèrent que le tunnel aurait un impact limité sur le trafic des ponts.
2. Un tunnel encombré?
Le risque de voir le tunnel s’encombrer est un argument de moyen et long terme.
On parle du phénomène de la «demande induite» voulant qu’une nouvelle route génère de nouveaux usagers et de nouveaux déplacements.
Cette réalité est bien documentée par la recherche. J’ai déjà décrit cette fatalité du tafic.
Quand une nouvelle route s’ouvre, des citoyens l’occupent. Ils n’ont plus de raisons de limiter leurs déplacements ou d’éviter l’heure de pointe. S’ils prenaient le traversier ou l’autobus à cause du trafic, ils reviendront peut-être à l’auto.
De nouveaux citoyens viendront se loger près du tunnel ou plus loin vers l’est, sachant qu’ils pourront entrer facilement au centre-ville.
La nouvelle capacité routière sera ainsi progressivement grugée par de nouveaux déplacements et un jour, tout sera à recommencer. Il «faudra» un quatrième lien, de nouvelles voies sur la 20, etc.
«La congestion ne disparaît jamais», rappelle Marie-Hélène Vandersmissen, directrice du département de géographie de l’Université Laval et spécialiste des transports. «Sauf lors d’une crise économique. Ou en pandémie».
Il n’y aura pas de congestion le premier matin. Pour la suite, ça dépendra de la vitalité de l’économie, de l’appétit de croissance des villes de la périphérie, de la fermeté à protéger les terres agricoles, de l’essor du télétravail, de la hausse du parc automobile, etc.
Le taux de croissance de la population de Québec est à peu près le même que l’inflation. Entre 1,5 % et 2 %, incluant l’immigration. Un rythme modeste et les nouveaux citoyens ne vont pas tous s’installer aux portes du tunnel.
Cela suggère que ce tunnel ne sera pas encombré de sitôt.
Mais cela veut dire aussi peu de nouveaux clients pour un tunnel de 10 milliards $ qui n’en compte déjà pas beaucoup.
Nous voici donc avec un projet de tunnel-record, pharaonique, pour un besoin qui n’est toujours pas démontré. Ce troisième lien continue de nous surprendre. Et pas pour les bonnes raisons.
L’article