Élisabeth Fleury
Le Soleil
La nouvelle mouture du projet de troisième lien présentée jeudi par le gouvernement Legault ne convainc pas du tout deux experts à qui nous avons parlé, l’un en génie des structures, l’autre en aménagement du territoire et développement régional.
Bruno Massicotte est professeur au Département des génies civil, géologique et des mines de Polytechnique Montréal. C’est à lui que le ministère des Transports avait confié en 2015 la réalisation d’une étude de préfaisabilité sur un troisième lien routier à l’est de Québec.
Pour le professeur Massicotte, il ne fait pas de doute que Québec a besoin d’un troisième lien routier. Actuellement, dit-il, «on a un lien et demi, parce que le vieux pont de Québec, c’est un demi-lien, qui sert seulement à la circulation légère, où il ne peut pas y avoir de camions lourds».
«On a donc seulement le pont Pierre-Laporte, et il vieillit. Il a besoin de réparations, et il va en avoir encore besoin dans le futur. C’est un lien névralgique vieillissant et il faut penser à y donner» un coup de main, expose Bruno Massicotte.
Selon lui, ce lien routier additionnel serait idéalement un pont, et non un tunnel, parce que moins coûteux et moins complexe à construire. Et il devrait être construit dans le même secteur que les ponts actuels, plus particulièrement à l’endroit où passe la ligne à haute tension d’Hydro-Québec. Ce serait à son avis «l’endroit le moins problématique».
L’étalement urbain? Qu’il s’agisse d’un pont ou d’un tunnel, le troisième lien ne sera pas construit avant plusieurs années, souligne Bruno Massicotte, «ce qui laisse le temps de penser à comment on veut gérer l’étalement urbain, de penser à des règlements, à des politiques pour minimiser cet étalement du côté sud».
Le professeur à Polytechnique Montréal ne croit pas qu’un troisième pont construit un peu à l’ouest des deux autres «favoriserait beaucoup l’étalement urbain parce qu’on est déjà dans une zone où l’étalement a eu lieu». «Ce serait moins pire qu’à l’est, le pire endroit pour l’étalement urbain, avec les terres agricoles qu’on retrouve par exemple entre Lauzon et Montmagny», avance Bruno Massicotte.
Le spécialiste en génie des structures convient que la nouvelle mouture du projet de troisième lien présentée jeudi par le gouvernement Legault est une version améliorée du projet initial, qui prévoyait la construction d’un seul (méga) tunnel sur deux étages.
«D’un point de vue sécurité et coûts, c’est mieux. On voit qu’il y a eu un exercice pour réduire le coût au minimum pour avancer dans le dossier et faire accepter quelque chose socialement», remarque M. Massicotte, qui a néanmoins «toujours des doutes sur le choix du tracé et du tunnel».
Le professeur souligne qu’un tunnel, en plus d’être coûteux et complexe à construire, n’est «pas très bon pour le camionnage».
«On ne peut pas y transporter de matières dangereuses. […] Il peut y avoir des camions lourds, mais dans un tunnel long comme ça, avec des côtes — il va y avoir un bon dénivelé entre le dessous du fleuve et l’autoroute 20, par exemple —, les camions, ça roule pas vite. Si vous êtes un automobiliste et que vous suivez un camion, vous allez peut-être rouler à 30 km/h. L’expérience usager ne sera peut-être pas la même que sur un pont, où on peut changer de voie, ce qu’on ne peut pas faire dans un tunnel», rappelle Bruno Massicotte, réitérant qu’un pont, en termes de coûts et d’efficacité, «c’est mieux».
Puis il y a la nature des sols à prendre en compte quand on construit un tunnel. À ce chapitre, Bruno Massicotte s’inquiète moins de la qualité des sols sous le fleuve où seront creusés les tunnels, «du roc pour l’essentiel», que de celle dans le secteur d’ExpoCité, où la principale sortie routière du projet «bitube» est prévue.
«Dans ce secteur-là, c’est du sol mou, du sable, de la glaise. Passer un tunnel dans ça, c’est souvent ce qu’il y a de plus complexe, parce que ce qui est au-dessus veut s’effondrer […]. Il faut mettre des coques en béton pour s’assurer que ce qui est en haut ne bouge pas. […] Pour moi, c’est bien plus ça qui empêche de faire le tunnel que tout le reste», résume l’ingénieur.
Un tunnel pour le transport en commun
Bruno Massicotte verrait davantage un tunnel qui servirait exclusivement au transport en commun et qui relierait le secteur des Galeries Chagnon à Lévis «ou un peu plus au sud, entre les Galeries Chagnon et l’autoroute 20, là où il y a une zone commerciale avec des hôtels et le centre des congrès», et le quartier Saint-Roch à Québec.
«On pourrait avoir aussi une station au centre-ville de Lévis, un peu plus centrale. Et le tunnel ressortirait en Basse-Ville, dans Saint-Roch, pour faire un arrimage avec le tramway», suggère M. Massicotte, qui verrait même une ligne de tramway ou de métro passer sous le fleuve pour rejoindre Lévis.
«Pourquoi pas? Un peu comme on a une ligne de métro qui relie les centres-ville de Montréal et de Longueuil. Ça pourrait être des autobus aussi, plus flexibles», propose le professeur, qui préfère laisser aux experts du transport collectif le soin d’identifier ce qui serait le meilleur mode dans un tel scénario.
Spécialiste en aménagement du territoire et en développement régional, Jean Dubé est d’accord avec l’idée d’un troisième lien sous-fluvial exclusivement dédié au transport collectif «si la CAQ veut absolument s’entêter avec un troisième lien».
Le professeur à l’École supérieure d’aménagement du territoire et de développement régional de l’Université Laval le répète : ajouter des voies routières ne règle pas les problèmes de congestion, au contraire. «Ça crée de la congestion. C’est ça la conclusion de la science», rappelle Jean Dubé.
« Je ne vois pas comment on peut dire qu’avec un troisième lien autoroutier, on va régler un problème de congestion. Si c’était le cas, Québec serait l’exception dans le monde. »
— Jean Dubé, chercheur au Centre de recherche en aménagement et développement de l’Université Laval
Il faut, selon l’économiste, offrir des alternatives aux automobilistes, ce qu’ils n’ont pas à l’heure actuelle. Le problème, c’est que la ville de Québec et les alentours ont été développés presque exclusivement autour des autoroutes et de l’utilisation de la voiture, note-t-il.
«On n’a pas d’alternatives à la voiture, donc les gens continuent de l’utiliser en masse. Ce qu’il faut, c’est tenter d’éliminer des voitures, et encore plus des voitures solo, du trafic. Et non offrir encore plus de possibilités pour qu’il y ait encore plus de gens qui se déplacent en voitures solo», insiste Jean Dubé, qui a coécrit l’essai «Comment survivre aux controverses sur le transport à Québec?», paru l’an dernier.
Oui, les ponts sont vieillissants, convient Jean Dubé. «Mais à Montréal, ils ont bien fait la démonstration qu’il était possible de remplacer un pont par un autre en même temps pratiquement et dans un délai on ne peut plus raisonnable, et sur lequel [le nouveau pont Champlain] on a aussi fait place à un nouveau système de transport en commun. On peut penser à développer autrement. […] Si la CAQ veut absolument s’entêter à aller de l’avant avec un troisième lien, il ne faut pas qu’il y ait de voitures dedans», tranche le professeur.
«Un projet pour la Rive-Sud»
Pour Jean Dubé, il y a «beaucoup de contradictions dans tout ça». «Quand je regarde les plans qui sont faits, à chaque fois qu’on parle de diminuer la congestion routière à Montréal, on parle d’investir dans le transport en commun, mais quand on parle de diminuer la congestion routière à Québec, on parle d’investir dans les autoroutes. Pourtant, c’est le même problème. Pourquoi la solution est différente?» demande-t-il.
Selon Bruno Massicotte, le projet de la CAQ est ni plus ni moins «un projet pour la Rive-Sud». «C’est un projet qui ne sert à rien pour la Rive-Nord, qui ne sert pas du tout la ville de Québec, qui va amener de la congestion, des autos, des travaux pour la ville de Québec. […] Les gens de Québec vont subir la construction du tunnel, le trafic, et ils n’ont pas de gain. Les gains principaux, c’est pour les gens de Lévis», insiste l’ingénieur.
Bruno Massicotte ne serait pas surpris qu’un meilleur projet émerge dans un an, une fois les élections passées. «Oui, ça prend un troisième lien. Mais il faut trouver la meilleure solution, et je ne pense pas qu’on soit rendu à la solution finale. Il faut laisser les politiciens faire de la politique», laisse tomber le spécialiste en génie des structures, qui croit qu’en attendant, «ils peuvent faire des travaux qui ne seront pas inutiles».
L’article
* Illustration du gouvernement du Québec
Cinquième troisième lien : toujours deux pour un (Simon-Pierre Beaudet)