Isabelle Paré
Le Devoir
Ce printemps, plusieurs enfourcheront leur vélo, histoire de faire un geste pour la planète. Or, en plus d’être toxique pour la Terre, notre mode de vie au sein de villes mal pensées menace aujourd’hui la santé même du genre humain. Le design urbain et l’architecture, nouveaux remèdes contre le mal du siècle?
La ville nous rend-elle gros et malades ? Alors que l’Amérique étouffe sous le poids d’une épidémie d’obésité, doublée d’une flambée des taux de diabète et d’autres maladies chroniques, la cause du mal du millénaire ne se trouverait pas que dans nos assiettes, mais plutôt dans le piètre design des villes, des quartiers et même des édifices que nous habitons.
« La réponse à plusieurs de nos problèmes de santé se trouve dans nos quartiers, pas dans les cabinets de docteurs », affirme d’emblée le Dr Richard Jackson, un éminent spécialiste de la santé publique, ex-directeur du Centre national de santé environnementale au Center for Disease Control (CDC), l’agence américaine de santé. En 20 ans, ce pédiatre a vu bondir le nombre d’enfants atteints de maladies d’adultes liées à l’obésité (diabète, hypertension, insuffisance rénale) pris en charge dans sa clinique. Las de multiplier les prescriptions pour colmater une épidémie hors de contrôle, le Dr Jackson en est venu à la conclusion qu’il fallait prendre le mal par la racine.
Au fameux « We are what we eat », il rétorque plutôt : « Ne sommes-nous pas aussi ce que nous construisons ? » « C’est manifestement l’environnement autocentrique qui transforme la santé des gens et nourrit les épidémies actuelles », dit-il.
L’Homo sapiens, ce fameux bipède qui doit depuis quatre millions d’années à la déambulation sur deux pattes sa formidable évolution, trébuche aujourd’hui sur un obstacle de taille, celui créé par sa propre habileté à façonner un environnement moderne, hyperefficace, mais à ce point trafiqué qu’il a lentement exclu de la vie quotidienne l’usage du muscle, cet organe de l’effort.
Après des années de vaines luttes contre les mauvaises habitudes alimentaires, plusieurs chercheurs croient désormais que, pour stopper la courbe exponentielle de l’obésité (tueur numéro un après la maladie coronarienne aux États-Unis), il faut repenser l’environnement bâti. Les banlieues nées de l’étalement urbain font caracoler les taux d’obésité, répètent-ils. Centres-villes désertés, banlieues faiblement peuplées, enclavées et dépendantes de l’auto, quartiers centraux hostiles à la marche et au vélo : les villes construites pour la voiture ont des effets pathogènes pour l’humain.
« Si on veut moins de maladies chroniques, c’est simple, il faut que les gens marchent ! Il est plus rapide de poser de petits gestes pour augmenter le nombre de transports actifs en sécurisant les trottoirs et les pistes cyclables qu’en dépensant des millions dans les trains de banlieue », tranche le Dr Louis Drouin, responsable de la santé environnementale à la Direction de la santé publique (DSP) de Montréal.
Quartiers denses, services de proximité, rues piétonnières dotées d’aires de repos et de bancs, pistes cyclables, transports en commun et bâtiments intelligents munis d’escaliers invitants et spacieux sont les nouvelles armes brandies contre la menace adipeuse qui nous pend au bout du nez.
Les épidémiologistes prédisent déjà aux enfants nés après 1980 une espérance de vie plus courte que leurs parents. Après le « Rust Belt » et le « Bible Belt », le sud-est des États-Unis, avec plus de 30 % d’obèses, fait presque figure de « Fat Belt ». Les campagnes de saines habitudes alimentaires martelées jusqu’à plus soif ne suffisent pas à renverser cette tendance lourde. C’est la ville qu’il faut transformer, affirme le Dr Drouin.
Des chiffres qui parlent
Partout dans le monde, le pourcentage du nombre de marcheurs et de cyclistes réguliers est inversement proportionnel au taux d’obésité. Les Suisses, parmi les plus sveltes de l’Occident, effectuent près de 44 % de leurs déplacements à pied.
Chaque heure passée dans une voiture augmente de 6 % les risques d’une personne de souffrir d’obésité, d’où le lien tracé entre le fait de vivre en banlieue et le tour de taille. En revanche, habiter un quartier urbain propice à la marche fait chuter ce même risque de 7 %. Dans les banlieues où 95 % des résidants prennent le volant pour se rendre au boulot, 54 % des gens traînent des kilos en trop. À l’inverse, les usagers du transport en commun marchent en moyenne 23 minutes par jour et, de ce seul fait, affichent 23 % moins de poids en trop que les automobilistes.
Somme toute, l’hégémonie de la voiture a muté le rêve américain de l’idyllique cocon de banlieue et de sa piscine azur en un cauchemar pour la santé publique. Paradoxe suprême, les villes de banlieue, zonées pour la construction de résidences unifamiliales qui devaient servir de havre aux familles, sont habitées à 65 % par des ménages sans enfant, du moins aux États-Unis. Un non-sens.
« Il y a 100 ans, les villes étaient insalubres. Les gens ont fui les villes, et les urbanistes ont pensé que loger tout le monde en banlieue réglerait le problème. En 60 ans, l’Amérique a été complètement redessinée pour répondre aux besoins des voitures. Cette réingénierie majeure a éliminé l’activité physique de nos vies. Au point où aujourd’hui, des personnes prennent le volant pour aller chercher du lait à 500 mètres », déplore le Dr Jackson.
Au pays d’Obama, résider en périphérie d’une ville engendre invariablement des problèmes de tour de taille. Les résidants des banlieues nord-américaines pèsent en moyenne trois kilos de plus que les habitants des quartiers urbains mixtes et plus denses, nonobstant le niveau d’éducation ou le revenu. Ce portrait en vue, l’agence de la santé américaine a placé le réaménagement de l’environnement urbain en haut de sa liste de stratégies pour lutter contre l’obésité. Avec raison.
Progrès et gadgets
De chasseur et cueilleur, le bon vieil Homo sapiens aux gènes conçus pour marcher des kilomètres est passé au régime moteur-ordinateur. Escaliers roulants, ascenseurs, portes tournantes, fenêtres électriques, stores automatisés, télécommandes à distance : le progrès a multiplié les gadgets rendant le muscle paresseux.
Pendant 80 000 générations, la survie de l’homme préhistorique s’est faite au prix de dépenses énergétiques de trois à cinq fois plus élevées qu’aujourd’hui. En sept générations – deux depuis la révolution numérique qui nous visse aux écrans -, les besoins en calories ont énormément chuté, mais pas l’appétit de notre ADN gourmand, indique une étude publiée en 2010 dans l’American Journal of Medecine.
Entre la machine à café et l’écran de son ordinateur, l’employé de bureau moyen n’alloue plus que 13 % de son énergie à l’activité physique, contre 40 % chez nos ancêtres. « Notre mode de vie est obésogène. Continuer à construire des centres commerciaux en périphérie tout en aménageant de jolis quartiers centraux, ça va en sens contraire. La santé ne fait pas partie des grandes décisions de planification urbaine, et les ingénieurs continuent d’appliquer des normes destinées aux voitures, pas aux humains. La santé est encore perçue comme une responsabilité individuelle et pas collective », affirme Marcos Weil, un urbaniste suisse de la firme Urbaplan, qui travaille à doter les villes de son pays de plans piétonniers.
Bouger plus !
Comment changer la donne ? Aux États-Unis, des villes comme New York tentent de renverser la tendance en changeant radicalement les lois, le zonage, et même les codes de construction, pour faire bouger leurs concitoyens. La Suisse a eu recours à la loi pour faciliter la vie des marcheurs, alors qu’à Montréal, on dispose encore de très peu de données sur le potentiel piétonnier de chaque quartier.
La carte interactive de l’obésité aux États-Unis