Enfant, Gilles Néron déménage sur la première Avenue et découvre le tramway, qui sera le fil conducteur de ce récit de sa jeunesse. Un incroyable témoignage.
Épisodes précédents:
L’avenue du tramway – Chapitre 1: Le déménagement
L’avenue du tramway – Chapitre 2: la machine à perche et la 1ere avenue
L’avenue du tramway – Chapitre 3: Jean Béliveau au Petit Colisée
L’avenue du tramway – Chapitre 4: L’Hôpital et le magasin de jouet
Quand mon oncle Wilfrid venait chez nous il ne prenait jamais le tramway, car il trouvait le taxi plus conforme à son niveau social et à ses moyens. Le frère aîné de mon père nous rendait souvent visite le dimanche. Il venait seul, car tante Adèle n’aimait pas descendre dans la basse-ville, c’était trop commun. Elle préférait dormir. Mon père avait l’habitude de dire que pour une fille de Charlevoix qui avait fait des choses à Détroit c’était péter plus haut que le trou. Je riais à chaque fois qu’il répétait cette expression parce que j’essayais d’imaginer l’odeur sous ses jupes qui descendaient jusqu’à terre.
Mon oncle gérait en ce temps-là le Club Renaissance situé sur la Grande-Allée. Il s’agissait d’un véritable club, car les femmes n’y étaient pas admises. Il réunissait les Bleus, soit les membres de l’Union Nationale, parti politique dirigé par Maurice Duplessis. Dans ces années de guerre où ce parti formait l’Opposition, le grand frère de papa, qui ne manquait pas de gueule, cherchait un auditeur à ses diatribes contre le parti au pouvoir, celui des Libéraux d’Adélard Godbout. Mon père était l’interlocuteur tout désigné, car il ne pouvait être que favorable au Parti libéral, il devait sa job d’employé civil aux Rouges. D’où des obstinations à ne plus finir. Afin d’avoir tout le champ libre pour leurs discussions, l’oncle nous gratifiait, Alain et moi, d’un 10 cents chacun avec l’ordre d’aller nous sucrer le bec. C’était un bon montant en ces jours où on pouvait acheter un cornet de crème à la glace et en plus une barre de chocolat pour cette somme. Bien entendu nous filions vers le petit magasin Poitras avant que notre père ne songe à nous confisquer l’argent.
C’est à cet oncle que mon frère Alain avait un jour coupé l’appétit d’un seul mot. Mon père était allé à la chasse au chalet du grand-père à Lizotte et avait rapporté des lièvres qu’il avait laissés dehors une nuit de grand froid. Comme il voulait offrir à son frère un repas de gibier il a fait dégeler les bêtes derrière le poêle avant de les faire cuire. Or, ces dernières avaient dégagé une odeur pas tellement agréable avant d’être mises au four, probablement dû au fait qu’elles n’avaient pas été vidées complètement avant d’être gelées. Mon frère, qui n’avait pas aimé cette odeur, avertit notre oncle avec toute la naïveté dont il était capable en lançant un tonitruant: Mon oncle Wilfrid, mange pas le lièvre, il est pourri pourri!
Tout le monde est resté interloqué. Mon père n’en croyait pas ses oreilles et avant qu’il ne lève une main punisseuse, l’oncle Wilfrid avait tassé son assiette. Explication rapide de mes parents sur le gelage et le dégelage du gibier en cause et déclarations abondantes de garantie de fraîcheur. Mais rien n’y fit. Personne, y compris mes parents, n’a plus touché au mets préparé pour ce dimanche. Le « Pourrie, Pourrie, mon oncle »! est resté longtemps dans la famille pour signifier qu’une chose était dégoûtante.
Nos observations sur les gens qui montaient ou descendaient du tramway, dont l’arrêt était dans notre champ de vision, n’étaient jamais aussi soutenues que les jours où nous manquions l’école pour une raison de soins préventifs. En effet, ces soins s’imposaient deux fois par année, à l’automne et au printemps. Mon père entreprenait alors l’opération purge pour nous vider le corps des mauvaises humeurs de la saison précédente. C’était une sorte de tradition dans sa famille, disait-il. Il s’agissait d’ingurgiter à jeun un grand verre d’huile de castor (huile de ricin) ou de sel à médecine (sel d’Epson), mêlé à du jus d’orange, une fleur pour l’occasion. Il nous laissait le choix du médicament, car il gardait en permanence les deux produits. Comme l’un était aussi mauvais que l’autre, cela ne nous conférait pas un grand avantage.
Chaque fois l’opération était une réussite. Pour nous vider, ça nous vidait. Une journée complète à marcher de la toilette à notre fenêtre d’observation. Un remède de cheval dirait-on aujourd’hui, mais à cause de notre occupation favorite je dirais plutôt un remède de tramway. Quand mon frère se précipitait dans la salle de bain avant moi, le mal de ventre prenait le dessus sur le mal de coeur. Je me demande encore la logique qui soutenait cette intervention brutale, d’autant plus que cela ne m’empêchait pas d’être bronchite. Une fois le traitement accompli, nous allions au lit pour suer, une autre des lubies du Dr Néron. Il s’agissait de nous couvrir de confortables après un bain chaud au point de risquer d’y mourir étouffés.
Deux mots sur les bains chauds et les confortables. Nous avions bien un bain mais pas d’eau chaude au robinet. Il fallait d’abord faire chauffer de l’eau avec un élément à nu sur une simple porcelaine qu’on appelait heater. Mais attention à ne pas mettre les mains dans l’eau durant le chauffage, il y avait danger d’électrocution pour le moindrement qu’un contact pouvait s’établir avec un conducteur. Des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête couraient sur de tels accidents, un tel s’était fait griller dans son bain parce qu’il avait oublié de tirer la fiche avant de pénétrer dans l’eau, un autre s’était brûlé au trois-quarts au moment de mettre la main dans l’eau pour vérifier sa température. Inutile de dire qu’on manipulait l’appareil avec précaution, pas nous parce qu’on n’aurait jamais osé, seulement mes parents, et encore plus mon père que ma mère.
Quant aux confortables, c’était d’épaisses couvertures que maman confectionnait avec des échantillons de tissu. Mon père qui travaillait les fins de semaine chez Pollack comme vendeur dans le Gent, département des vêtements pour homme, rapportait à la maison les échantillons des tissus non renouvelés. Le prêt-à-porter était peu répandu à l’époque et papa qui savait prendre les mesures, fruit de ses années dans les magasins de son paternel, avait droit aux échantillons fin de tissus. Les petites pièces de tweed étaient cousues ensemble pour faire le dessus d’une couverture remplie d’une bourre de coton. Cela donnait une couverte très chaude d’un bel aspect à la manière d’une catalogne avec des motifs carrés de couleurs variées. Cependant, la couverture était si lourde qu’elle nous empêchait de respirer lorsque nous étions couchés sur le dos. C’est pourquoi j’ai appris à me prémunir de ce risque en dormant sur le côté, chose que je fais encore.
Notre avenue était souvent choisie pour le déroulement des manifestations religieuses ou civiques du type procession ou parade à cause de sa largeur et de son importance. La Fête-Dieu était de ces événements qui empruntaient notre rue à cause de ses maisons cossues propres à recevoir le reposoir. Cependant, pour cette procession seuls nos parents s’assoyaient sur la galerie parce que nous, les enfants, nous devions mettre nos bérets blancs et rejoindre les Croisés de l’école dans le défilé. Il arrivait aussi à la parade de la Saint-Jean de se dérouler sur la 1ère Avenue. C’est immanquable, à chaque fois que je pense à cet événement je me remémore ce jour de grande chaleur où ma mère tenait à nous parer d’un pantalon de flanelle blanche et d’un veston de tweed du plus bel effet, mais plus approprié pour le 25 décembre que pour le 24 juin. Le problème venait qu’elle venait tout juste de confectionner ces vêtements dans des tissus achetés à rabais et voulait nous les voir porter. En quelques minutes d’exposition au soleil du solstice d’été, nous étions, Alain et moi, tout en sueur. Nous insistions pour enlever le veston, mais nous n’arrivions pas à faire accepter par nos parents que leurs petits anges puissent être moins beaux pour la parade. J’enviais le petit Saint Jean-Baptiste vêtu d’un simple pagne qui saluait la foule de sa houlette en caressant le cou de son mouton. On ne peut pas dire que nous avons apprécié les fanfares et les chars allégoriques, ce jour de canicule. Aussitôt revenus à la maison, le beau costume avait cédé la place aux culottes courtes et aux espadrilles qu’on appelait chouclaques. Quel soulagement! Et vive la fête du Canada qui se déroulait sur la Terrasse parce que nous n’y allions pas!.
Peu de temps avant cette parade, il y avait eu à Québec la grande soirée de la Fête du Sacré-Cœur au stade municipal officiée par les Oblats. Tout le monde allait entendre le sermon du Père Lelièvre, un Français qui n’avait pas la langue dans sa poche, surtout quand il promettait l’Enfer aux amateurs des péchés en vogue à Québec, soit la soulure, la sacrure et…la créature. Tous ces vices n’ont pas d’allure disait le prêtre avec un oeil malicieux et le sourire aux lèvres. Tout le monde riait de bon cœur et consentait à confesser ces trois péchés. Bon an, mal an, tous les hommes sur place faisaient le serment de fuir ces habitudes qui compromettaient leur salut éternel. Puis, flambeaux à la main, les gens entamaient des cantiques à la gloire de Dieu et de l’Église. C’était marquant cette foule, principalement composée d’ouvriers, qui manifestait une si foi si naïve. Cette dévotion se terminait tard dans la nuit! J’aimais cela.
À mes 11 ans, mon père m’a trouvé un emploi de vendeur de flambeaux, sorte de cierge encadré dans une boîte de carton à cellophane de couleur rouge vendu à l’occasion de cette fête.
Flambeaux du Père Lelièvre pour seulement 25 cents! Je criais cette phrase à m’étourdir. Et, ma foi, j’en vendais beaucoup quand arrive une femme, les deux bras enveloppés dans des bandages suite probablement à un incendie. Elle m’écoute et lance : Tu ne trouves pas que j’ai assez flambé comme ça? Je suis resté saisi puis quand j’ai vu que tous les gens d’alentour riaient à gorge déployée, j’ai fait de même. Satisfaite de son effet, la dame a quand même acheté un flambeau. Cette répartie est restée dans le répertoire familial.